L’histoire d’amour qui existe entre l’eau et moi ne date pas d’hier. J’ai quatre ans, c’est l’été, vers la fin de l’après-midi. Je suis pieds nus dans la rivière qui me monte jusqu’aux genoux. Je sais qu’elle est dangereuse, qu’elle est plus forte que moi, on m’a expliqué, mais je n’ai pas peur. On me surveille, quelqu’un est là, tout près, ne craignez rien. Je suis envahie par les sensations, par la fraîcheur de l’eau, le scintillement de sa surface mouvante.
La rivière, le vent qui lui donne la chair de poule, sa musique, l’or des bancs de sable. En contrebas, les arbres se regardent danser sur un miroir liquide, tranquille. Après il y a une série de petites cascades très animées, et qui me semblent immenses, vertigineuses. Plus loin, mes yeux s’arrêtent là où l’ombre commence. Les noirs profonds, le mur opaque de la forêt. À travers ces premières expériences avec l’eau, il y a déjà inscrite une série d’images que je conserve en filigrane en moi-même, et dont je cherche toujours la trace.
C’est plus tard. C’est le début de la fin de l’enfance. Je dois avoir 12 ans. C’est au même endroit, la rivière aux mêmes eaux qui me semble déjà beaucoup plus petite. Je me baigne avec ma cousine Sophie. Le rugissement des chutes estompe le bruit perçant de nos cris, de nos éclaboussures. On nage pendant des heures à travers les rayons de soleil, le clapotis de l’eau, sous la grandeur du ciel. Après on marche jusqu’au chalet, la tête dans les nuages, comme il faut le faire lorsqu’on a 12 ans. On s’assoit sur la véranda, on boit de la liqueur aux fraises, on rit d’un rien, on rêve. Je dis à ma cousine que je ne sais pas ce que je vais faire dans la vie, mais que je sais qu’il y aura de l’eau dans mon travail. Je ne serai ni maître nageur, ni matelot, ni pirate, ni plombier, ni sous-marinier, je sais déjà, mais ce que je vais faire, je ne sais pas.
C’est le lendemain. Le temps va si vite, j’ai 13 ans. Pendant les vacances d’été, ma mère nous emmène mon frère et moi en Jamaïque. La première fois que je vois l’océan ailleurs qu’au cinéma ou à la télé, je suis en avion. Du haut du ciel, la mer s’étale à perte de vue comme une laize de satin froissé. À l’atterrissage, j’ai l’impression qu’on va plonger dans une aquarelle, dans la flaque turquoise d’une mer d’aquarelle. C’est à ce moment-là, je pense que ça s’est passé, que la mer est devenue une musique pour mes yeux. Depuis, il n’y a pas un été que je puisse m’en séparer. Tous les ans, en juin, je lui rends visite. C’est toujours le même coup de foudre.
Et puis la vie a coulé. On sort de l’enfance comme on peut, ou serait-ce plutôt elle qui nous quitte ? Je suis devenue photographe. À cette époque, ce métier qui consiste plus ou moins à chercher où se cache la lumière se faisait la plupart du temps en pleine obscurité, dans le travail monastique de la chambre noire. J’ai alors travaillé pour moi. J’ai aussi développé les clichés des autres pour gagner ma croûte. Même si je ne l’utilise pas dans mon propre travail, je suis devenue une spécialiste de la couleur. Dans mes photographies, je n’utilise pas la couleur ; à chacun ses paradoxes, vous me direz. Il existe 256 tons de gris. À mon sens, ils sont bien suffisants pour exprimer la nature de l’eau, son mouvement, sa fougue, sa transparence. La couleur de l’eau en photographie est splendide, chatoyante, mais elle est comme le chant des sirènes, comme un rêve éveillé. L’eau est incolore. La couleur verte et bleue qu’on voit de la mer en photographie est une simple illusion d’optique.
On ne travaille pas le noir et blanc pour rejeter la couleur. On cherche à percer le mystère, à découvrir un peu plus la magie de l’absence de couleur, ce classicisme, ce quelque chose d’intemporel qui se rapproche du sacré. Je m’aperçois peu à peu que mon sujet principal n’est pas l’eau elle-même mais le mouvement qu’elle imprime en moi en redessinant ma pensée. Souvent je m ‘aperçois que c’est elle, c’est l’eau qui fait tout le travail. Il me suffit d’être là, présente, au bon moment, dans le recueillement, à côté, à travers son intimité profonde, dehors, dedans.
Ces dernières années, quelque chose de terrible se passe. Les eaux sont de plus en plus polluées, elles se font rares dans certains pays, alors elles changent leurs cours pour reprendre le terrain qu’on lui a volé. Plusieurs phénomènes climatiques s’accentuent, créant une chaîne de catastrophes et des catastrophes à la chaîne. La beauté de ce monde disparaît un peu plus chaque jour à travers ce que nous appelons des constructions et qui sont le plus souvent le contraire, des destructions de la nature. L’abondance s’épuise. La Terre vieillit mal, et la mer avec elle, puisqu’elle en fait partie. Le flot insistant des médias nous parlent, nous montrent la pollution, les effets du réchauffement climatique. La peur s’accentue. Que faire pour changer la fin de l’histoire?
Texte: Gilles Jobidon